PHOTOGRAPHIE ET SOCIÉTÉ

PHOTOGRAPHIE ET SOCIÉTÉ
PHOTOGRAPHIE ET SOCIÉTÉ

Il n’est pas question d’envisager ici une approche historique, esthétique, sémiologique ou psychanalytique de la photographie, mais de souligner l’ampleur (et les éventuelles contradictions) du phénomène social que constitue aujourd’hui la photographie. Depuis 1970, les progrès techniques ont permis de commercialiser massivement un matériel de prix modique et d’utilisation particulièrement simple, en même temps que l’automatisation offrait à tout un chacun la possibilité de réussir techniquement une photographie. On a pu ainsi assister en France, et surtout depuis 1980, à un développement massif de cet «art moyen» (P. Bourdieu et al., 1965) qui est allé de pair avec le gonflement des classes moyennes. En 1982, 62 p. 100 des foyers français disposaient au moins d’un appareil photographique en état de fonctionner. Le parc d’appareils en 1982 représentait plus de 20 millions d’unités (cf. tableau). Les Français ont consommé, en cette même année, 79 millions de films et pellicules pour le cinéma d’amateur et la photographie (en 1982, seulement 10 p. 100 des foyers français disposaient d’au moins une caméra en état de fonctionner). Dans le même temps, et avec un décalage considérable par rapport aux États-Unis, on a vu s’autonomiser, en tant que champ artistique , le champ photographique. Le marché des épreuves originales, certes, calque ses règles et ses parcours sur celui de la peinture et de la gravure, mais c’est afin que soit pleinement reconnue et de façon définitive une légitimité artistique proprement photographique.

Innovations techniques et pratique photographique

L’appareil photographique, comme la résidence secondaire, pourrait être un des symboles de l’homogénéisation des modes de vie. On photographie dans toutes les classes d’âge et dans toutes les classes sociales, dans les villes et dans les campagnes. La tendance à l’homogénéisation n’exclut cependant ni les effets de la différenciation sociale, ni la recherche de la distinction.

Bas de gamme, pratique de masse et culture moyenne

Dans l’industrie photographique, la rationalisation de la production a été introduite très tôt (on peut la dater de la fondation, par George Eastman, de l’empire Kodak en 1884) avec le principe des «systèmes», c’est-à-dire de la vente jumelée de l’appareil et de ses accessoires, objectifs et support filmique. Dès lors, les tendances de l’industrie ont été constantes: vers une concentration des productions, vers une spécialisation par gamme de produits et par pays, pour aboutir aux trois «grands» du marché actuel, le Japon, les États-Unis et la république fédérale d’Allemagne. Les firmes américaines détiennent environ 90 p. 100 du marché du bas de gamme, tandis que l’industrie allemande fournit le Leica, équivalent photographique de la Rolls. Le Japon, hautement compétitif, empiète sur l’un et l’autre marché. Du côté des appareils très bon marché apparaissent les concurrences soviétique et chinoise.

Au cours des deux dernières décennies, les firmes photographiques, en particulier américaines, ont tout fait (recherche et publicité) pour développer un marché de masse. Il s’agissait de conquérir des amateurs potentiels «sans prétention» (en particulier les femmes et les adolescents, encore peu touchés par la pratique photographique). On leur a proposé le chargement automatique (Instamatic Kodak, en 1963), l’appareil léger de dimensions réduites, particulièrement adapté au voyage (Instamatic de poche, en 1972), le développement instantané en couleurs avec un appareil maniable (Polaroid, en 1972), enfin l’amélioration de qualité du tirage en couleurs sur papier (ainsi, dès 1972, 80 p. 100 des pellicules achetées par les amateurs étaient en couleurs).

On observe aujourd’hui une saturation partielle du marché des appareils photographiques: les ventes d’appareils de bas de gamme ont commencé à baisser en 1978. Si les ventes d’appareils 24 憐 36 enregistrent une bonne progression (40 p. 100 des ventes en 1982), il n’en est pas de même des autres secteurs du marché: les ventes d’appareils à chargement instantané diminuent (40 p. 100 des ventes en 1982) et les ventes d’appareils à développement instantané n’augmentent pas au rythme prévu par les fabricants (20 p. 100 des ventes en 1982). Dans l’espoir de relancer les ventes, les firmes photographiques se tournent aujourd’hui vers le secteur de l’électronique et de la vidéo.

Ces appareils relativement bon marché sont conçus pour des acheteurs qui disposent de faibles moyens financiers, dont la pratique photographique est peu autonomisée et pour lesquels le signifié compte plus que le signifiant. En même temps, ils constituent une incitation à ce type de pratique. Les occasions de photographier, les sujets choisis, la composition même des images obéissent, pour ces photographes de bas de gamme, à une esthétique qui renvoie à une éthique (cf. P. Bourdieu et al., op. cit. ). Aux appareils instantanés (et surtout à ceux dont le développement est automatique) est confié le soin de remplir les fonctions les plus traditionnelles de la photographie: mettre en évidence l’intégration familiale, garder le souvenir des cérémonies, des fêtes et des voyages. On conçoit que l’individu ne saurait être absent de ces images-souvenirs qui ont d’abord une fonction sociale: environ 65 p. 100 des photographies réalisées par des amateurs sur des négatifs couleurs représentent des personnes, et 90 p. 100 lorsqu’il s’agit de réimpressions (les dons et contre-dons participant au resserrement des liens familiaux et amicaux).

Haut de gamme, pratique élitiste et culture photographique

Dans une enquête réalisée en 1974 par le Service des études et de la recherche du ministère des Affaires culturelles et portant sur «les pratiques culturelles des Français», il apparaissait que les possesseurs d’appareils de haut de gamme étaient en forte majorité de sexe masculin, qu’ils appartenaient aux classes supérieures (surtout aux professions libérales), qu’ils résidaient pour la plupart dans des agglomérations urbaines et avaient plus de 25 ans. Une enquête plus récente, réalisée en 1977 pour le magazine Partir , fait apparaître – pour un profil de lecteur masculin (64 p. 100), d’âge moyen de 25 à 30 ans, appartenant à un foyer de profession libérale (53 p. 100), d’instruction élevée (21,5 p. 100 ayant fait des études secondaires et 51 p. 100 ayant, en outre, fait des études supérieures, facultés ou grandes écoles) – l’équipement photographique suivant: 87,5 p. 100 des individus interrogés ont au moins un appareil et 32 p. 100 plus d’un; 71,5 p. 100 possèdent un 24 憐 36 (pour ces derniers chiffres, il faut tenir compte du fait que cette enquête est biaisée parce qu’elle s’adresse au public des lecteurs de la revue exclusivement). L’abaissement du prix des appareils de moyenne et haute gamme, en même temps que leur automatisation accrue, a élargi, au cours des toutes dernières années, le recrutement de leurs possesseurs. Il faut ajouter que le marché des appareils photographiques, comme celui des automobiles, a dû une partie de sa prospérité à l’achat d’un deuxième appareil par foyer.

Si l’appareil modeste, ne serait-ce qu’à cause du petit format de la pellicule, interdit la photographie de qualité, l’appareil plus élevé dans la gamme ne la garantit pas. À partir d’un certain niveau de revenu et d’un certain style de vie, l’achat dans le haut de gamme va de soi, quel que soit le domaine de consommation, et on peut fort bien utiliser un appareil de grande qualité (et, de plus, entièrement automatisé) sans que la pratique photographique soit, pour autant, affranchie des normes sociales. L’appareil ne fait pas plus le photographe que l’habit ne fait le moine. Ce sont les amateurs assidus, les «dévots» de la photographie qui, ayant acquis une culture photographique (en un double sens, technique et artistique), utilisent les appareils de haut de gamme pour produire des images moins assujetties aux impératifs de la fonction sociale de la photographie. Pour une certaine catégorie de ces amateurs, fétichistes de la technique, la sophistication du matériel est la condition nécessaire et suffisante de la réussite photographique. Pour d’autres, les normes des grands professionnels de la photographie sont suffisamment intériorisées pour que, l’automatisation parfaite annulant l’effet de la compétence technique, la prise de vue (choix du sujet et cadrage) soit le «tout» du génie photographique. De toute manière, pour les amateurs assidus, la photographie professionnelle constitue une référence constante, encore que souvent implicite, en matière de choix photographiques. Référence symbolique tout d’abord, et il suffit de constater à cet égard le suivisme de nombre de pratiquants amateurs (l’effet Hamilton, la mode des séquences à la Duane Michels, etc.), mais aussi référence en terme de choix techniques tels qu’ils sont répercutés par les organes de diffusion. Il semble bien que se soit élaborée une légitimité interne au champ photographique (nous y reviendrons) à laquelle se soumettent les amateurs avertis.

Les professionnels, pour maintenir leur position en conservant un indice majeur de différenciation, adoptent volontiers une attitude d’antitechnicité qui se double, actuellement, d’un retour à des normes esthétiques plus traditionnelles quant à la composition photographique. Sur le plan du matériel photographique, c’est le support filmique qui continue à les différencier le plus fortement des amateurs. Curieusement, au moment où les appareils devenaient de plus en plus précis, les industriels se sont surtout intéressés au support plastique. Cette évolution a restreint la gamme des supports offerts aux photographes. En 1958, une célèbre maison française proposait vingt-cinq qualités de papier; vingt ans plus tard, devenue firme multinationale, elle en offrait trois dont deux en plastique. Les fabricants ont toutefois conservé, sous la pression des photographes professionnels et des portraitistes (pour qui les retouches sont nécessaires), certains papiers traditionnels, mais dont les prix atteignent environ trois fois ceux des papiers plastifiés.

D’un «art moyen» au «grand art»

Nouveau statut de la photographie

L’ascension vers les sommets de la légitimité artistique passe, pour la photographie, par l’entrée acquise de longue date dans des institutions de légitimation picturale, et par la reproduction plus récente, dans le secteur spécifiquement photographique, d’institutions éprouvées dans le domaine de la peinture.

La photographie a fait son entrée, en 1940, au musée d’Art moderne de New York. En France, l’accent a longtemps été mis sur la sauvegarde du patrimoine photographique français, mission remplie, depuis 1851, par le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. Ce n’est qu’au cours des années 1960 que la photographie a été accueillie de manière permanente dans les musées d’art: Centre national d’art contemporain, puis Centre Georges-Pompidou, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, musée Cantini à Marseille, musée de Brest, musée Fabre à Montpellier, etc. Parmi les musées spécifiquement consacrés à la photographie, nous mentionnerons le musée Nicéphore-Niepce (créé en 1972 à Chalon-sur-Saône), le Musée français de la photographie (créé en 1962 à Bièvre par un club de photographes amateurs), la galerie municipale du Château-d’Eau à Toulouse (ouverte en 1974 par le photographe J. Dieuzaide).

La politique d’aide à la création et à la diffusion photographiques, inaugurée dans les années 1970, a été poursuivie et développée depuis 1981 avec des moyens accrus. Les photographes peuvent bénéficier au même titre que les artistes plasticiens des bourses de recherche et des aides à la création accordées par le Fonds d’incitation à la création (Fiacre). L’École nationale de la photographie, ouverte en Arles en 1982, dispense un enseignement artistique dans le domaine de la photographie. Le Centre national de la photographie, créé en 1982, est chargé d’assurer la diffusion de la création photographique par des expositions de type traditionnel, mais aussi par d’autres circuits: édition, télévision, cinéma, etc. Il a disposé d’un budget de 6 500 000 F en 1983.

À l’instar de la peinture, la photographie a ses expositions, ses festivals et ses foires-expositions. La plus ancienne des grandes manifestations internationales appartient à cette dernière catégorie: la Fotokina de Cologne, biennale organisée pour la première fois en 1950, associait une exposition de matériel photographique, présentée par les fabricants, à une exposition de photographies, présentées par les photographes. Mais, pour tenter de mettre une frontière entre l’industrie et l’art, l’exposition de photos a traversé le Rhin, en 1974, pour s’installer à la Kunsthalle. Dans le circuit des manifestations plus spécifiquement culturelles, la France offre les Rencontres internationales d’Arles. Créées en 1969 à l’initiative d’un écrivain, Michel Tournier, d’un photographe, Lucien Clergue, et du conservateur du musée d’Arles, J.-M. Rouquette, elles réunissent des photographes de grande notoriété et de jeunes photographes encore peu connus, professionnels et amateurs. Elles attirent, comme les grandes manifestations d’art plastique, des critiques, des marchands, des éditeurs. En dehors des expositions et des projections, colloques et stages concourent au perfectionnement des pratiques d’amateurs. Autre exemple de la reconnaissance sociale de la photographie comme art à part entière: à Venise, qui avait déjà sa Biennale de peinture, s’est ouvert en juillet 1979, sous l’égide de l’U.N.E.S.C.O., un ensemble de vingt-cinq expositions (des milliers de clichés) qui attirent, en semaine, trois mille visiteurs par jour.

Les photographes parcourent un itinéraire des honneurs, jalonné comme celui des peintres, par un grand nombre de prix annuels: citons, entre beaucoup d’autres, les prix Pulitzer aux États-Unis, les prix Nihon Shashin Kyokai au Japon, le prix David Octavius Hill en Allemagne, les prix Niepce et les prix d’Arles en France. Ces récompenses figurent en bonne place dans le curriculum vitæ du photographe, comme les prix artistiques dans celui de l’artiste peintre.

À l’instar de la peinture, la photographie a ses historiens, ses conservateurs, ses critiques, ses chroniqueurs et ses revues spécialisées. À des degrés divers de prétention culturelle, une nouvelle presse illustrée est née, dont la vocation spécifique est d’exposer les travaux des professionnels. Des revues contribuent, par la qualité d’impression et le format inhabituel, à la promotion des épreuves originales. D’autres, de tirage important et croissant (celui de Photo a plus que doublé en quinze ans), sont plutôt destinées à offrir des modèles aux photographes amateurs. Les quotidiens et les hebdomadaires accordent une place croissante à la photographie. Photographies , première revue en langue française exclusivement consacrée à l’histoire de la photographie, a commencé à paraître en 1983 avec le concours du ministère de la Culture.

Le développement récent de l’édition d’ouvrages photographiques est notoire: livres d’édition ou de critique, mais aussi albums d’auteurs. En France deux maisons d’édition, le Chêne et Delpire, ont été leaders en la matière. Toutefois, le secteur de l’édition doit compter aujourd’hui avec les publications du Centre national de la photographie, subventionnées par le ministère de la Culture: le Centre a lancé en 1983 une collection de livres photographiques à bas prix (Photopoche ), consacrée à l’œuvre des grands photographes français et étrangers. Ces publications privilégient des photographes au statut reconnu et, si l’on en croit les jeunes photographes, il serait (les tentatives faites par les éditions Contre-jour exceptées) difficile de trouver un éditeur. D’ailleurs certains d’entre eux prennent le risque de publier à compte d’auteur.

Quels que soient le circuit et le support utilisés, la promotion culturelle de la photographie ne saurait, en dépit d’évidentes analogies, être assimilée dans ses conséquences à celle de la peinture. La reproduction sur papier d’un tableau et celle d’une photographie ne sont pas équivalentes par rapport à l’original. Les «photomateurs» étant infiniment plus nombreux que les peintres du dimanche, la prolifération des images-modèles stimule la pratique photographique et incite à la consommation du matériel photographique. On ne saurait donc s’étonner du soutien souvent apporté aux diffuseurs culturels par l’industrie photographique.

Nouveau statut du photographe

La consécration artistique de la photographie et le prestige de certains photographes (dont les photos ont été diffusées à des centaines de milliers d’exemplaires) ont contribué à modifier la représentation sociale de l’activité photographique. On est passé de la notion de métier à celle de profession et de création. Les photographes se sont organisés professionnellement pour se démarquer du négoce et de la traditionnelle photo de mariage. Alors que la Confédération française de la photographie (C.F.P.) regroupe les «photographes en boutique» dont l’activité commerciale conjugue le négoce du matériel photographique et les prises de vues: photos de mariage, de communion, etc. (1 500 photographes environ), la Fédération française des associations de photographes créateurs (F.A.P.C.), créée en 1973, regroupe aujourd’hui 640 photographes répartis en trois associations: les photographes de publicité et de mode (216 membres); les journalistes reporters photographes et cinéastes (144 membres); et les reporters photographes illustrateurs (195 membres et 85 membres correspondants). Mis à part certains photographes qui sont attachés à une entreprise de presse et qui sont donc salariés (ils sont de moins en moins nombreux), les membres de la F.A.P.C. sont en majorité des travailleurs indépendants. L’évolution récente de la taxinomie de l’I.N.S.E.E. reflète cette nouvelle définition sociale de l’activité photographique. C’est ainsi que, d’après la nomenclature des métiers, les photographes d’art, de mode et de publicité, qui étaient assimilés aux ouvriers, ont été quant à eux intégrés aux artistes pour le recensement de 1975; les reporters photographes, également assimilés aux ouvriers, ont été intégrés aux journalistes. Enfin, les photographes ont vu leur statut de créateur confirmé en obtenant de bénéficier de la nouvelle loi sur la sécurité sociale des artistes (loi du 31 décembre 1975 relative à la sécurité sociale des artistes auteurs d’œuvres littéraires et dramatiques, musicales, chorégraphiques, audiovisuelles et cinématographiques, graphiques et plastiques).

Nous aurons à revenir, avec le marché des épreuves, sur ceux des jeunes photographes qui, implicitement, ont si fortement intériorisé une idéologie de l’artiste qu’elle exclut celle du professionnel, fût-il créateur. Les difficultés actuelles des débouchés sur le marché des grands tirages, le décalage entre la production photographique dite d’avant-garde et le goût majoritaire imposent le recours à des métiers secondaires qui rendent inadéquate la dichotomie amateur/professionnel. Celui qui ne tire pas plus de 50 p. 100 de ses revenus de la photographie (critère de professionnalité admis par la F.A.P.C.) est-il pour autant un amateur? On retrouve ici des problèmes familiers à la sociologie des artistes.

Le double marché de la photographie

Indépendamment de la photographie vendue par les «photographes en boutique», le marché de la photographie comprend actuellement deux secteurs, non comparables quant au montant des transactions, mais dont le second a, pour l’observateur, l’intérêt d’être récent et paradoxal.

Le marché des grands tirages

Le photographe vend les droits de reproduction de la photographie, c’est-à-dire, en fonction de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété artistique, des droits d’auteur . La photographie est légalement assimilée aux œuvres d’art et protégée pendant une période de cinquante ans après la mort de l’auteur. Comme tout auteur, le photographe «jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre» et il a seul le droit de divulgation de son œuvre. Comme tout auteur d’œuvres originales, le photographe vit des droits afférents à la vente de ses œuvres.

Les droits moraux et patrimoniaux du photographe garantis par la loi sont cependant loin d’être toujours respectés, et il arrive encore trop souvent que l’utilisation faite de l’image trahisse l’invention de son auteur. La légende qui commente une photo peut en modifier la signification, comme aussi la manière de juxtaposer les clichés. Il a fallu attendre les années 1960 pour que, dans les grands magazines illustrés, les photographies commencent à être régulièrement signées – alors que, comme nous le verrons, la signature est au principe du marché des épreuves contemporaines.

Le montant des droits perçus par le photographe est très variable: il dépend du tirage de la publication, mais aussi de la notoriété du photographe. Les agences commerciales de photographie, intermédiaires quasi obligés entre les photographes indépendants et les acheteurs d’images, prélèvent jusqu’à 50 p. 100 sur les ventes. Et bien des éditeurs reproduisent les photographies sans acquitter les droits d’auteur qui leur correspondent.

Pour assurer leur indépendance morale et matérielle et pour sauvegarder leurs droits légitimes sur leurs œuvres, les photographes ont constitué des coopératives. La plus célèbre des agences gérées par des photographes associés a été créée en 1947 par des reporters photographes (R. Capa, H. Cartier-Bresson, D. Seymour [alias Chim] et G. Rodger): c’est l’agence Magnum. La coopérative est un organisme souple chargé de distribuer la production photographique de ses membres, de contrôler son utilisation, de prospecter des débouchés, de classer les négatifs, d’exploiter les archives... Magnum a réalisé des reportages pour les grands illustrés du monde entier: son nom est prestigieux dans le photojournalisme et sa valeur exemplaire pour la profession. D’autres agences de presse ont été créées à sa suite et également par des photographes: l’agence Gamma en 1966, l’agence Viva en 1972, l’agence Sygma en 1973 (résultat d’une scission de Gamma).

Depuis sa création, la F.A.P.C., en tant qu’association professionnelle, s’est naturellement préoccupée de définir des usages professionnels et de déterminer les barèmes «conseillés» pour les différents secteurs d’activité des photographes (presse, édition, publicité): elle a, en particulier, mis au point en 1976 un «Code des usages pour l’utilisation des photographies dans l’édition» qui a été reconnu par le Syndicat national de l’édition et par le Comité français du droit d’auteur des photographes. Tous ces efforts visent à mettre les professionnels à l’abri de la concurrence possible des «amateurs» et de la contrainte des commanditaires.

La crise de la presse illustrée qui a marqué les années 1970 a enlevé aux photographes le principal moyen de diffusion de leurs œuvres. Indépendamment des difficultés économiques des entreprises de presse, en tant que telles, les hebdomadaires illustrés ont subi la concurrence de la télévision et pâti du développement de la pratique photographique d’amateur, du tourisme et des voyages.

Le «star-system» photographique, le mythe du photographe-vedette, instauré au cours des années 1950 et 1960 par les grands illustrés comme Life (pour les reporters photographes) et Vogue (pour les photographes de mode), a été battu en brèche dans les années 1970: il connaît aujourd’hui un regain d’importance.

L’absence de débouchés dans la presse illustrée a coïncidé avec l’apparition, sur le marché de l’image, d’une nouvelle génération de photographes. Alors que pour les grands photographes de la génération des Cartier-Bresson, Doisneau, il n’existait pas de dichotomie entre la photo «commerciale» (qui trouve son débouché normal dans le marché des grands tirages) et la photo «créative», les jeunes photographes ont tendance à opposer rigoureusement ces deux genres. D’un côté, triompherait la photographie «commerciale», assujettie à la demande: publicité, édition de revues industrielles ou bancaires, illustration des revues d’art, des innombrables encyclopédies de l’image, des livres scolaires, etc.; de l’autre, lutterait pour la vie une photographie «artistique», expression de la pure liberté créatrice: c’est celle qui alimente le marché des épreuves originales, mais qui peut aussi donner lieu à des «reproductions» en grand tirage avec l’édition, déjà mentionnée, de revues photographiques spécialisées, des albums d’auteur et des cartes postales.

Le marché des épreuves photographiques

Le marché des épreuves photographiques, dont la structure et le fonctionnement renvoient au marché des arts plastiques, est en étroite corrélation avec la consécration artistique de la photographie. Il en est le paradoxal aboutissement: une fois toutes les instances de reconnaissance artistique mises en place, comme nous l’avons vu, il restait à calquer l’ultime caractéristique de la peinture, celle de la rareté, qui est au principe de la valorisation économique de l’œuvre de haute légitimité, chef-d’œuvre unique du génie unique.

La naissance de ce marché se situe au tout début du XXe siècle, Alfred Stieglitz pouvant être tenu comme un des précurseurs. Entre les deux guerres, quelques galeries ont existé, particulièrement aux États-Unis, associant généralement la vente de tableaux à celle des épreuves photographiques; des collectionneurs, américains et européens, sont nés. La mise en place du marché date du second après-guerre; son véritable développement, des années 1960; et son «boom», des années 1970. En Europe, la première galerie spécialisée s’est ouverte à Milan, en 1967, suivie de «The Photographers’ Gallery», créée à Londres en 1971. À Paris, les premières galeries de photographies sont apparues en 1974-1975: on en compte une dizaine aujourd’hui. Des galeries d’art ont ouvert un département photographique ou organisent des expositions de photographies. La première vente publique de photographies eut lieu à Genève en juin 1961; à Paris, il fallut attendre avril 1977 et la vente fut un échec. Les prix directeurs sont ceux des États-Unis, qui ont été les premiers à mettre en place un système de diffusion et de commercialisation spécialisé.

Par analogie avec la peinture d’une part, avec la gravure d’autre part, les épreuves vendues sont signées (toujours), datées et numérotées (le plus souvent). Les protagonistes du marché des épreuves photographiques, une fraction des photographes (ceux qui, appartenant à la génération des moins de quarante ans, souhaiteraient n’avoir pas d’autre pratique de la photographie que celle qui conduit à l’épreuve comme œuvre), une fraction des conservateurs et directeurs de musée (celle qui bénéficie, par effets réciproques, de la plus haute réputation de connaisseur), les marchands et les directeurs de galerie (ces derniers conférant plus d’importance que les premiers à ce qu’ils appellent l’action culturelle, c’est-à-dire les expositions), les collectionneurs (de grand ou de plus faible moyen, amateurs «passionnés» ou/et spéculateurs potentiels), tous soutiennent la théorie de la rareté effective, imposée par le mode de production de l’épreuve originale.

L’industrie intervient en amont (industrie photographique des instruments et des pellicules) et éventuellement en aval, avec les techniques industrielles de l’imprimerie. Entre ces deux moments, l’épreuve photographique est le résultat d’un processus artisanal en trois temps: la prise de vue, le développement du négatif et le tirage. Ceux des photographes qui tiennent l’art pour le produit d’un travail indivisé se chargent des trois opérations. Le produit de cette activité artisanale peut être, ou ne pas être, reconnu comme artistique à la sortie de l’atelier: le verdict est le fait de la communauté internationale des connaisseurs dont l’autorité n’est pas sans incidence marchande.

La référence à l’épreuve unique est constante dans le micromilieu du marché des épreuves. Les métaphores inspirées de la pratique artistique (peinture, gravure ou sculpture) ne sont pas absentes: «La lumière est l’argile du photographe .» Le tirage est tenu pour une opération longue et difficile comportant, en certains cas, des traitements physiques ou chimiques qui ne sont pas sans rappeler la «cuisine» des peintres; et, comme le disait Paul Strand, dont les tirages ont contribué à faire le succès, «toute photo est unique ». D. Brihat, L. Clergue, J. Dieuzaide, J.-P. Sudre, à la manière de l’école westonienne américaine, pratiquent une technique artisanale hautement recherchée pour aboutir à des images précieuses et uniques, exposées, dès les années 1960, dans les musées. Les habitués du marché se plaisent à affirmer que la difficulté naît plutôt d’une rareté excessive des tirages originaux: les tirages, numérotés sur le modèle de la gravure et en général fixés à vingt-cinq ou trente exemplaires, seraient fictifs, dans la mesure où il serait quasi impossible d’obtenir, de ces nouveaux fanatiques de l’unique que sont devenus certains photographes, plusieurs tirages originaux.

Si la coutume des tirages restreints tend à s’instaurer, elle n’est cependant pas exclusive. Bien des photographes de grande notoriété n’effectuent pas le tirage des épreuves, et les épreuves sont néanmoins tenues pour originales dès lors qu’elles sont signées . En signant l’épreuve, l’auteur qui effectue la prise de vue la reconnaît conforme à son idée de l’œuvre. La limitation des tirages des épreuves vendues comme originales n’est généralement pas pratiquée par les photographes de la grande génération de Brassaï, Cartier-Bresson ou Doisneau.

Il faut ajouter que la distinction entre œuvre originale et reproduction est particulièrement difficile à percevoir en matière de photographie. La photographie d’un tableau ou d’une gravure est une reproduction, mais n’est plus une gravure, tandis que la photographie d’une photographie est une reproduction de même nature que l’original: le contretype, négatif tiré à partir d’un négatif ou d’une épreuve, est une copie, mais reste une photographie. Il nous suffira d’un exemple pour justifier, par leur signification monétaire, les différences entre les types de pratiques. Une photographie d’Imogen Cunningham, tirée par elle-même, valait en 1977 approximativement 400 dollars; tirée par un laboratoire, mais signée, 200 dollars; tirée après sa mort, 150 dollars.

On peut d’ores et déjà distinguer, en dépit de la relative jeunesse de la photographie, deux secteurs dans le marché des épreuves. Les photographies du XIXe siècle en constituent les valeurs sûres. Elles cumulent plusieurs effets de rareté: rareté originelle (en particulier dans le cas du daguerréotype), rareté résiduelle, rareté ou singularité de l’objet représenté, rareté de l’excellence artistique définie par les historiens de la photographie et les responsables des musées et en particulier, pour la France, du cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale. Aussi les épreuves anciennes atteignent-elles des prix élevés. Un portrait photographique d’Isambard Kingdom Brussel devant les chaînes du paquebot Le Léviathan , pris par Robert Howlett en 1857, a atteint en vente publique, le 1er juillet 1977, à Londres, le prix record de 44 200 F. Lors de la même vente, une photographie d’Alice Liddal en mendiante, prise par Lewis Carroll en 1859, a été adjugée 42 500 F.

Pour les photographies contemporaines, l’offre n’étant pas objectivement fixée, comme elle l’est après la mort de l’auteur, les prix vont de 700 à 4 000 F. Bien des facteurs interviennent, qui contribuent au «lancement» des photographes, aux modalités de la reconnaissance et à la montée des prix. La différence majeure avec le marché de la peinture contemporaine (en dehors de la reproductibilité) tient au double marché de la photographie, et la notoriété du photographe est le résultat d’un système complexe dans lequel les deux marchés de la photographie interfèrent. Les photographes de la «grande» génération cumulent les positions et valorisent sur le marché des épreuves des photographies qui avaient à l’origine un autre destin. Les photographes qui appartiennent à la génération suivante ont tendance à vivre en «artistes» plus qu’en «professionnels», à travailler exclusivement pour le marché des épreuves et à assurer leur existence en exerçant les métiers secondaires qui se développent dans le champ photographique: la critique, l’enseignement, l’animation, la conservation.

Dans les milieux artistiques d’avant-garde, les artistes ont recours à la photographie pour concrétiser une démarche anti-art. Au contraire, l’épreuve photographique, en refusant le stigmate de la reproduction et la «marque» de l’industrie (encore que les grandes firmes figurent au nombre des commanditaires intervenant dans le marché), se donne pour conforme à la définition héritée de l’œuvre d’art. Néanmoins, l’épreuve originale signée par un photographe professionnel est mise à prix moins cher que la photographie la plus volontairement banale signée par un artiste peintre. À ces jeux compliqués dont la rareté est l’enjeu, la rareté de la signature de l’artiste demeure socialement plus fortement valorisée que celle du photographe.

La photographie est enfin à la mode en France et triomphe sous la double forme du multiple et de l’unique. Elle est partout: photo souvenir qu’on emmène avec soi, poster qui remplace le tableau dessus de buffet, images publicitaires, etc. La pratique photographique est si largement répandue qu’on ne saurait parler de photographe du dimanche: qui ne l’a pas été, ne l’est pas ou ne le sera pas? En même temps, la photographie a atteint, dans la hiérarchie sociale des arts (sinon dans l’esprit du public), le plus haut niveau. Ultime symbole: après qu’on eut vu l’enseignement photographique entrer dans les écoles des Beaux-Arts et à l’Université, la villa Médicis a accueilli en 1979 son premier photographe.

L’illusion serait assurément de penser que, à la faveur de l’automatisation, toutes les photos se valent et que la photographie aurait le privilège d’être un art sans apprentissage et sans expérience, sans «croûtes» et sans académisme. En photographie comme en peinture, le spontanéisme ne saurait être érigé en principe de création culturelle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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